Ref. : tilo3
Le repérage partagé, une condition à l'écriture à quatre mains
2017, Valérie Malek et moi partageons fortuitement une chambre d'hôtel le temps du festival international du film arabe de Gabès en Tunisie. Nous nous connaissons à peine, j’apprécie la délicatesse du film qu'elle présente, Un autre monde dans tes yeux, tourné en Jordanie tandis que je présente Choucha, une insondable indifférence.
Nous évoquons nos expériences et passons des heures à refaire le monde. Quelque temps plus tard, le docteur Mongi Slim, responsable régional du Croissant-Rouge tunisien m’alerte : - “À Médenine, le centre Al Hamdi est débordé, les jeunes gens affluent, ils fuient la Libye. Viens recueillir ces témoignages, ils sont de plus en plus terribles. Il faut faire circuler l’information.”
Août 2017, Valérie Malek et moi arrivons dans la petite ville du sud tunisien. Je suis à l’image avec mon Canon 5D Mark II et Valérie enregistre au Nagra SD les témoignages. Une équipe légère pour faciliter les relations avec ceux que nous allons rencontrer.
Nous voulons recueillir des éléments de récit des exactions subies par celles et ceux qui traversent le désert puis prennent la mer à partir des côtes libyennes. .../...
Ceux qui ont emprunté ces routes et les déportés des camps de concentration nazis ont des traumatismes équivalents, me dit un psychiatre de la Salpêtrière.
Nous aurons à parler de la folie aussi.
Nous sommes en repérage pour tisser des liens avec nos futurs protagonistes et appréhender - au-delà de leurs histoires singulières - un contexte international très complexe. Ce n’est qu’à partir de ces rencontres, de l’écoute des récits de ces voyageurs, que se dessinera une sorte de fresque qui nous servira de matière à l’écriture.
Il ne s’agit pas de rentrer avec des heures de rushes. Il est peu probable que ces gens soient encore là dans trois mois. Nous décidons donc d’enregistrer peu de témoignages et quelques plans pour mémoriser des lieux comme le centre, le cimetière, le bord de mer désuet de la petite station touristique remarquablement vide de Zarzis.
Médenine et Zarzis
Nous arrivons à Médenine après avoir traversé la Tunisie sur 600 km. La chaleur est suffocante, proche des 50°. Mongi Slim nous prête sa maison familiale dans un quartier calme. Cette région de la Tunisie est pauvre, à 7 km de la frontière libyenne. Elle est encline à des attaques répétées dont la plus grave fut celle du 7 mars 2016 où 21 terroristes venus de Libye ont attaqué Ben Gardane à l’arme lourde, faisant de nombreux morts. Ici, c’est le fief de tous les trafics.
Le lendemain de notre arrivée, nous entrons pour la première fois dans la petite cour encerclée de grands murs blancs du centre Al Hamdi, le matériel de tournage en bandoulière.
Ref. : tilo4
Dès notre retour en France, Yancouba nous parle au téléphone de Didio, l’homme avec qui il partage désormais un appartement mis à leur disposition par le Croissant-Rouge, à Zarzis. Il m’envoie des photos de lui et me relate les discussions nocturnes de son nouvel ami avec des personnages imaginaires. Didio, par sa taille et sa corpulence, me fait instantanément penser au « chef indien » dans Vol au-dessus d’un nid de coucou (One flew over the cuckoo’s nest) de Milos Forman, avec Jack Nicholson. Je demande à Yancouba si l’on pourrait imaginer une séquence avec ce géant.
Ref. : tilo12
La peinture, un récit en soi ou l’espace du non-dit
Dans Rencontre avec Bram Van Velde, Charles Juliet rapporte les propos du peintre - “Quand je vais vers la toile, je rencontre le silence et je peins pour tuer le mot.”
Avant de commencer à monter, nous décidons de la manière dont les œuvres de Yancouba Badji seront intégrées au film. Elles ne seront pas fractionnées, elles ne seront pas découpées. Elles seront un autre récit, un récit en soi, un récit dans le récit, décalé. Elles existeront en tant qu'œuvre et non en tant qu’illustration. Elles seront une alternative aux mots qui n’ont pu être dits. Elles seront ce que, nous même, n’avons pu dire, ni filmer de la Libye. Elles garderont leur secret et offriront au spectateur la possibilité de se faire son propre récit.
Nous choisissons les toiles qui entrent en résonance avec la narration, puis nous les testons à divers endroits, entre les séquences, et d’abord en silence. Lorsque nous leur avons trouvé leur place, nous communiquons au compositeur Eric Neveux l’effet que nous souhaitons produire. Eric nous envoie des fichiers son avec plusieurs propositions. Nous choisissons, puis lui demandons de travailler à tel ou tel endroit.
Les toiles deviennent ainsi le lieu du non-dit, du ressenti, où le spectateur se trouve en lien direct avec l’imaginaire du protagoniste, sans l’artifice du verbe et de sa traduction. Elles sont une ponctuation, une pose où la danse du regard, libre, guidée par la musique, est en jeu.
Les tableaux sont les territoires de sa pensée. Corps démembrés des camarades noyés. Fragments de chair qui viennent s’échouer sur les côtes libyennes et tunisiennes. Scènes de torture en Libye ancrées dans sa mémoire.
Ref. : tilo8
Filmer le peintre au travail ne me suffit pas ; je suis curieuse de capter l’impact de ses toiles sur ses compagnons de route. Quelles réactions auront t-ils devant les œuvres de Yancouba, miroirs de leur propre histoire ? Cela fabrique quelque chose de l’ordre du triangle de Rouch (le filmeur, le(s) filmés, le spectateur), mais avec, en plus, le tableau, lieu de représentation métaphorique du récit, à la fois dans et à côté du réel, à la fois récit singulier et universel.
Nous convions un premier camarade à découvrir la peinture de Yancouba, mais Omar, notre invité nigérien, seul rescapé de son embarcation, reste campé dans des généralités. Yancouba n’a pas une relation de confiance avec lui et cela se sent dans leur échange.
Nous sommes à deux jours du rapatriement de Yancouba au Sénégal via l’OIM. Je programme notre dernière séquence de tournage avec Dou.../...
Une fois que nous avons déjeuné, discuté, bu encore du thé, Yancouba montre ses toiles à Dou, une par une, en silence. J’ai envie d’entendre Dou parler de son histoire. Je lui souffle.
Plusieurs tableaux défilent sous ses yeux sans que rien ne se passe. Et soudain, à la vue des yeux ouverts des passagers du Zodiac, la mémoire de son naufrage submerge Dou. Alors que lui-même ne peut plus s’exprimer avec les mots, Yancouba déclenche chez Dou l’émergence de la parole.
Dou s’étonne de l’expressivité des yeux des petits personnages peints par Yancouba, ces yeux qui brillent et fixent le spectateur, apeurés, insiste Dou. Il se souvient et le dit avec force, accompagné d’un geste de sa main :
“On a les yeux qui brillent dans le Zodiac. Nos yeux brillent sur le bateau, parce que tu es sur cette merde ! Tu es sur ce bateau en plastique. Un bateau en contreplaqué, même pas un bois dur ! Tu es dans l’océan, dans la mer. Que veux-tu voir d’autre que les yeux des passagers ? Tu ne vois que les yeux. Leurs yeux parce que tout le monde a peur. Tu penses à… Tu penses à … La mort, la prison ou l’Italie.”
Ref. : tilo9
À Zarzis, nous sommes face à la mer, toujours dans une maison prêtée par Mongie Slim. Pas de touristes. Les étrangers sont encore marqués par l’attentat du 26 juin 2015 dans la station balnéaire de Port El-Kantaoui près de Sousse, qui a fait 38 morts, ou celui de Tunis au musée du Bardo, le 18 mars 2015, qui a fait 21 morts et 45 blessés. L’idée de nager dans cette Méditerranée bleue azur ne nous effleure pas, tant les récits de cadavres démembrés trouvés sur la plage de Zarzis nous hantent. Il nous faudra filmer la mer, mais avec le regard de ceux pour qui elle symbolise l’infranchissable.
Dans les rues de Médenine ou de Zarzis, peu ou pas de Noirs. Ils sont tétanisés à l’idée de sortir du centre ou des appartements loués par le Croissant-Rouge. Dehors, tout peut arriver, la constitution tunisienne ne leur accorde encore aucun droit. Le seul fait de marcher dans la rue peut les amener en prison pour des durées indéterminées.
De septembre à octobre 2017, Valérie et moi commençons à écrire Tilo Koto. Nous avons vu le centre, nous avons passé des jours avec ces femmes et ces hommes dans ce lieu qui fait état de sas de décompression. Nous avons écouté et enregistré une dizaine de témoignages.
De retour en France, nous les décryptons et nous lançons dans l’écriture que nous savons être par essence fluctuante, dans le sens où nous dépendons d'un réel en constante évolution. Ce travail est rythmé par de fréquents rendez-vous téléphoniques avec les camarades. Valérie et moi travaillons sur un document commun sur Drive. Ainsi, chacune peut commenter ce qu’écrit l’autre qui, à son tour, peut rebondir à la lecture de ces remarques. Parfois, nous sommes en ligne par téléphone avec le haut-parleur et écrivons ensemble. Nos sensibilités s’accordent. Nous avançons vite. Nous savons nous écouter.
Nous réalisons que toutes les histoires, bien que singulières, sont en fait identiques - en rapport au moment qui nous interroge : à savoir le chemin du pays de départ vers les côtes Libyennes.
Ref. : tilo18
La seconde partie du film évoque le retour au pays. L’idée est, comme il a été fait en Tunisie, de donner à voir la Casamance à travers le point de vue du protagoniste.
Les tous premiers plans des pirogues offrent une sensation de liberté, de fluidité, mais signifient très vite un désenchantement : la pêche ne donne plus rien. Deux plans pour dire : la nature est belle, mais elle ne nourrit pas. Les deux hommes en ombre chinoise remontent dans la pirogue des filets vides, une fois accostés, les plient, sans poisson.
La musique lancinante se mêle aux sons réels, comme pour dire : c’est la même chanson, rien n’a changé.
Ref. : tilo6
Août 2018. Le tournage est fini. Nous terminons les traductions à Goudomp. Je place les sous-titres sur les images à l’aide de Final Cut Pro 7. L’équipe est rentrée en France. C’est la saison des pluies, le ciel est bas, le temps est lourd.
Nous décidons d’une pause. Yancouba saute sur sa moto, une toile blanche sous le bras :
- Où vas-tu ?
- Faire parler le fleuve.
- Je peux venir ?
- Oui, viens.
Je n’ai aucune idée de ce qui va se passer, j'attrape quand-même ma caméra et mon Nagra. Une fois arrivés au fleuve, Yancouba s’y plonge avec la toile et le pot de peinture rouge. Je pose le Nagra au sol et me plante avec la caméra accroupie dans l’eau.
Un peu plus loin, en face, deux jeunes gens prennent un bain et observent l’étrange scène. Je les place dans le cadre.
Je filme la scène qui se déroule sous mes yeux, ce surgissement improbable. Ce que j’appelle par dérision : un cadeau du ciel.
Ref. : tilo7
Transmettre
Et l’acte créatif ne suffit pas au protagoniste. Il faut aussi communiquer auprès des siens. D’abord aux enfants, qui spontanément s’installent dans la cour de la maison familiale, puis à l’ensemble des populations dans les villages environnants. Montrer ce que les fils de ces villageois endurent au Maghreb.
Ref. : tilo16
Septembre 2018
Avant mon départ de Casamance, je ressens le besoin d’une autre séquence en relation avec le fleuve. Nous improvisons.
Nous partons là où j’ai vu Yancouba ramasser du bois mort de mangrove. J’installe le pied, la lumière est belle, opalescente. Le fleuve est d’un calme absolu. Je choisis mon cadre. J’ai mes deux objectifs. Je commence par un plan large. Yancouba déjà se met à ramasser des morceaux de mangroves. Je le vois au loin, comme s’il marchait sur la surface de l’eau avec son double. Je lui donne des points de repères au sol. Le tas de mangroves se trouve hors champ. Il peut construire sa sculpture éphémère au centre de l’image.
Transmettre aussi et toujours par le geste créatif. Changement de focale. Utilisation du zoom 70-300. Le spectateur se rapproche de la construction éphémère. Le protagoniste, lui, se confond presque avec la construction, avec l'œuvre. Il s’empare de tout ce qu’il peut pour survivre. Il marche tel un funambule sur un chemin ténu. Entre deux eaux, entre deux ombres, il tente sa reconstruction.
Ref. : tilo11
À Zarzis, petite station balnéaire à 50 km du centre, nous rencontrons un homme charismatique qui apparaît dans deux séquences de Tilo Koto : le Tunisien Chamssedine Marzoug. Je l'avais rencontré au camp de Choucha le jour de la fermeture en 2013. C’est là qu’il a appris à aimer - comme il le dit - ses frères noirs africains qu’il avait en charge de transporter dans l’ambulance du Croissant-Rouge. Chamssedine Marzoug enterre sans relâche les corps trouvés en mer par les pêcheurs, ou ceux retrouvés échoués sur la plage.
Ref. : tilo20
Les morts aussi ont droit à la parole. La séquence du cimetière restitue les derniers mots de Rose-Marie, la jeune institutrice nigérienne morte dans le Zodiac où se trouvait Yancouba. Au cimetière, l’un des deux Nigérians les prononce sous forme d’échange dialogué :
- Je veux une soupe au piment...
- Donne-moi de l’eau, Diapolo ne veut pas m’en donner.
- Donne-moi de l’eau fraîche…
Je découvre le sens des mots prononcés par le Nigérian lors de la traduction des rushes du cimetière avec Yancouba, six mois plus tard. J’ai filmé cette séquence de cinéma direct sans rien comprendre de ce qui se disait.
Ref. : tilo13
Peindre pour tuer le mot
En novembre 2017, nous n’avons pas l’occasion de filmer les toiles de Yancouba parce que nous ne connaissons pas son travail. Nous lui avons bien apporté ce qu’il souhaitait : des tubes de peintures à l’huile, des pinceaux et de la toile... Mais nous avons déjà tant à faire pendant ce mois de tournage : engranger son témoignage, ceux de ses camarades, tourner les lieux repérés en août, la mer, la ville, le cimetière, le centre Al Hamdi, les embarcations échouées, la cueillette des olives…
Pris à la fois dans le tourbillon de sa propre histoire et du film qui s’y superpose, Yancouba n’a pas de temps pour peindre. Tant mieux, dirais-je, car jamais nous n’aurions eu - ni lui ni nous -, à ce moment précis du film, la disponibilité pour réaliser ces séquences qui exigeront finalement un temps de tournage entièrement consacré à la peinture, trois mois plus tard. C’est donc après notre départ de Tunisie que Yancouba se met à la peinture.
Nous recevons en France les images par Whatsapp de ses premiers dessins, de ses premières toiles. Nous réalisons qu’il se passe quelque chose d’important pour le film et qu’il faut repartir tourner !
Ref. : tilo15
Un moment déclencheur
Un jour où nous filmons dans une chambre du centre les témoignages de ses camarades, lors d’une pose, je vois Yancouba s’adresser à un jeune Nigérian avec beaucoup d'empathie. Ils parlent devant moi, ils rient. Je regrette de ne pas être prête à filmer. Le jeune homme, je l’apprendrai plus tard, était sur le même bateau que Yancouba lorsqu’ils ont été appréhendés et secourus par la marine nationale tunisienne. Ce sont ces moments privilégiés que nous souhaitons partager avec les futurs spectateurs de notre film. Ce sont ces fragments de réels qui se déroulent dans le centre et qui sont le quotidien des voyageurs, qui nous intéressent.
J’en informe Yancouba. Nous devons nous arranger pour rendre cela possible. Plus tard, au centre, nous tournerons ainsi dans la cuisine avec deux jeunes gens originaires de Casamance et dans la chambre où nous demandons à Yancouba d’échanger avec deux de ses camarades sur plusieurs thématiques, dont les raisons du départ, les conditions du voyage et la tentative de traversée.
Yancouba s'investit, il participe au casting, mais aussi à la direction des entretiens. Il sait que le film s’adresse au public africain comme au public occidental. Il a des choses à dire. Il s'approprie le film pour faire passer sa parole, sa pensée.
Il s’agit bien de montrer le protagoniste tel qu’il se veut et se pense, et non pas tel qu’on le voudrait ou le penserait.
Ref. : tilo5
Parce que le trauma est trop fort et trop récent, Yancouba - au premier tournage en Tunisie -, s’exprime avec difficulté sur ce qu’il vient d’endurer.
Pour qu’il se sente protégé, nous fabriquons un écrin pour recueillir son récit. Nous créons, dans une pièce de notre maison, un espace de la parole, intime, chaleureux, un studio d’enregistrement son et image en quelque sorte. Le lieu nous sert à trois reprises pour capter son témoignage. Et ces trois fois, tout à fait solennellement, nous répétons le même rituel d’installation. Volet roulant baissé jusqu’au sol afin de ne laisser entrer aucun bruit, aucune lumière de l’extérieur. Confortables coussins, lumière douce pour éclairer son visage. Caméra et microphone sur pied. Le micro Neumann cardioïde le plus près possible, un peu en bas de la bouche, pour capter les vibrations de la voix, lui donner du corps, une rondeur, accentuer les basses.
Ref. : tilo19
Zarzis, novembre 2017
Je dois filmer ce lieu en même temps que nous le découvrons. C’est le mémorial des premiers naufrages en provenance de Libye, lieu d’errance des âmes disparues. C’est à la fois une preuve concrète et l’image symbolique du récit de Yancouba.
Ne pas l’avoir repéré attise ma curiosité. Je sens qu’il peut s’y passer quelque chose d’important pour le film. Saurais-je le filmer ? Ma crainte est de ramener de ce lieu chargé des images de style journalistique, ou d’aventure, ou encore trop esthétisantes. Ce lieu m’inspire le respect, la poésie.
Soudain, dans l’axe du soleil exactement, sur la ligne d’horizon, s’esquisse un court trait noir horizontal. C’est l’une des embarcations. Nous stoppons le moteur, sortons la caméra enveloppée de film alimentaire pour la protéger du sel corrosif. Sur l’appareil, j’ai monté l’objectif zoom à courte focale dotée d’un filtre gris et d’un anti U.V. Je veux un plan large, entre 35 et 28. La lumière est intense. Nous sommes en plein contre-jour.
Apparaît un magnifique chemin de lumière, d’une blancheur intense. Au bout, ce trait noir qu’on me dit être l’une des barques échouées. L’effet est surréel. Je ferme le diaphragme afin d’avoir un juste équilibre entre une grande profondeur de champ et l’idée de conserver cette intensité lumineuse proche de l’épure. Se pose le choix d’exposer correctement le chemin lumineux et de laisser le reste dans l’ombre, ou bien d’assumer cette blancheur, cette surexposition, et par conséquent d’avoir le reste du paysage bien exposé.
J’assume la blancheur, crue, aveuglante.
Yancouba nous a tant parlé de leurs yeux aveuglés par cette lumière de la mer et du désert. C’est d’ailleurs de là que vient le titre mandingue Tilo Koto qui signifie : Sous le soleil.
Ref. : tilo1
Nous évoluons entre les barques, dans une lente chorégraphie circulaire. Les coques en bois peintes sont érodées par le temps, le sel, le vent. Les couleurs sont estompées. La mémoire est convoquée : quelle tragédie s’est jouée sur cette scène ?
Nous montons sur l’une d'entre elles. J’avance sur le pont avec une grande prudence, le matériel en main. Le plancher craque au moindre pas. Yancouba nous rejoint. Je suis à l'affût de tout ce qui va faire sens pour notre récit.
Je vois Yancouba s'asseoir sur le rebord du bateau et scruter l’horizon, le regard grave, d’une belle profondeur. Yancouba n’est plus des nôtres, parti sur quels chemins de sa mémoire, de son expérience douloureuse ? L'intensité de ce que nous lui faisons revivre pour le film m’effraie. Il esquisse un mouvement de départ lorsque je m’approche de lui, comme pour me laisser la place.
“Non, reste, s’il te plait. Ne bouge pas. Je fais un plan de ton visage.”
Yancouba accepte, sans un mot, sans un geste. Je le filme au 35 mm, de près, à moins d’un mètre, longtemps. Je lui demande doucement de tourner la tête d’un côté, puis de l’autre, ce que je l’ai observé faire juste avant. Il s'exécute comme un automate, absorbé par l’horizon, par ses pensées. L’émotion est palpable sur son visage, mais aussi sur celui de chacun d’entre nous. Pas de mots, juste le bruit du clapotis des vagues sur les coques en bois.
Ref. : tilo10
Le geste créatif devient pour Yancouba le lieu de son exil, de sa migration, à côté du réel, à côté de ce non lieu, de ce quelque part où il se trouve et où il n’a pas choisi d’être. “Les pieds ici, la tête ailleurs”, comme l’écrivait Boubacar Boris Diop, au sujet de la jeunesse sénégalaise. Et c’est là, à cet endroit précisément de la peinture, en se soustrayant à l’ici et maintenant, qu'il semble retrouver les fragments épars de lui-même.
C'est à cet endroit précisément, avec toute la force de son être, qu'il entame sa réparation, qu’il se réapproprie les fragments de son histoire pour la reconstruire à sa manière. Et cela s’inscrit, telle une double mise en abîme, dans sa vie comme dans le film.
Ref. : tilo21
Un témoignage difficile à recueillir
Pour reprendre les mots de Claire Simon : “Ici on vit dans une civilisation de l’interrogatoire comme le dit Foucault.../… A contrario, en tant que cinéaste, j’essaie d’être sur un terrain qui libère, où quelque chose pourrait ne pas être dans l’espace coercitif de cet interrogatoire. C’est une grande question pour nous ; est ce qu’on rejoue cette forme de l’interrogatoire qui est la forme du pouvoir, inscrite partout ? Nous avons à négocier avec cette question.”
Ref. : tilo2
Transmettre aussi et toujours par le geste créatif. Changement de focale. Utilisation du zoom 70-300. Le spectateur se rapproche de la construction éphémère. Le protagoniste, lui, se confond presque avec la construction, avec l'œuvre. Le protagoniste s’empare de tout ce qu’il peut pour survivre. Il marche tel un funambule sur un chemin ténu. Entre deux eaux, entre deux ombres, il tente sa reconstruction.
Ref. : tilo24
La séquence téléphonique avec Dou est organisée à Goudomp en Casamance trois jours avant son tournage. Dou est d’accord pour que nous filmions une conversation libre entre lui et Yancouba. Cela est fait à deux caméras ce qui facilite le montage. Une caméra en face de Yancouba, l’autre au ¾ derrière lui.
Pour le Casamançais Yancouba Badji, le voyage vers l’Europe s’arrête brutalement dans le Sud tunisien après avoir tenté quatre fois la traversée de la Méditerranée depuis les côtes libyennes. Un an et demi « d’aventure » sur les routes clandestines où il faillit maintes fois perdre la vie. Tilo Koto, c’est l’histoire d’un homme brûlé dans sa chair et son âme par un enfer qu’il sublimera par la peinture.
Tilo Koto, un film de Sophie Bachelier et Valérie Malek
avec Yancouba Badji
Sortie nationale le 15 décembre 2021
Ref. : tilo17
Synopsis
Pour le Casamançais Yancouba Badji, le voyage vers l’Europe s’arrête brutalement dans le Sud tunisien après avoir tenté quatre fois la traversée de la Méditerranée depuis les côtes libyennes. Un an et demi « d’aventure » sur les routes clandestines où il faillit maintes fois perdre la vie. Tilo Koto, c’est l’histoire d’un homme brûlé dans sa chair et son âme par un enfer qu’il sublimera par la peinture.